Ben Lamine Omar, Chercheur en économie internationale, Univ. Sultan Moulay Slimane
Depuis le début de la décennie 2020, la scène internationale est traversée par une succession de secousses dont la convergence accentue la fragilité de l’ordre économique et sécuritaire hérité de l’après‑guerre froide. Tout d’abord, la pandémie de COVID‑19 a agi comme un révélateur brutal des vulnérabilités systémiques : contraction synchronisée de la production mondiale, rupture des chaînes d’approvisionnement et interventionnisme budgétaire massif ont inauguré une phase d’exception pendant laquelle les États, sommés de protéger leurs populations, ont creusé des déficits publics sans précédent. Paradoxalement, ce choc sanitaire, en exacerbant la dépendance au crédit et aux technologies numériques, a favorisé l’émergence d’une crise du multilatéralisme commercial déjà latente : le blocage de l’Organe d’appel de l’OMC, les tensions autour des règles subsidiaires (accord sur les subventions, disciplines en matière de propriété intellectuelle) et la prolifération de régimes préférentiels ou d’accords méga‑régionaux signalent l’affaiblissement du cadre universel d’arbitrage des échanges[1]. Dans ce climat, les stratégies de « re‑shoring[2] », de « friend‑shoring[3] » et de « near‑shoring[4] » se sont imposées comme réponses privilégiées au risque de rupture logistique, promouvant l’essor de nouveaux bassins d’intégration, au premier rang desquels l’Atlantique élargi, et une régionalisation des normes qui vient concurrencer les standards multilatéraux[5].
Dans le même temps, la guerre en Ukraine, déclenchée en février 2022, a redonné à la géopolitique une centralité que l’optimisme post‑1991 croyait révolue. Les sanctions occidentales contre la Fédération de Russie, l’arme énergétique brandie par Moscou et la réorientation forcée des flux commerciaux ont démontré qu’une économie mondialisée pouvait, sous l’effet d’un choc géostratégique, se fragmenter en blocs concurrentiels. Dès lors, la sécurité d’approvisionnement en hydrocarbures, en céréales et en métaux stratégiques est redevenue une priorité cardinale, non seulement pour les puissances importatrices, mais également pour les exportateurs désireux de diversifier leurs débouchés afin d’échapper aux pressions extraterritoriales. Cette logique de fragmentation, qualifiée par certains commentateurs, comme l’économiste Adam Tooze dans une interview pour ChinaTalk[6], le journaliste Elliott Abrams dans National Review[7], et l’auteur David Sanger dans son ouvrage The New Cold War, de « nouvelle guerre froide économique », a entraîné un durcissement des politiques industrielles et une multiplication des barrières non tarifaires, contredisant ainsi l’idéal multilatéral de l’Organisation mondiale du commerce.
Le présent examen adopte une posture méso‑analytique :
- Il mobilise la lecture réaliste, centrée sur la distribution des capacités matérielles ;
- L’institutionnalisme critique, attentif aux interdépendances asymétriques et aux rapports de pouvoir qu’elles consacrent ;
- Et la géoéconomie pragmatique, qui observe les configurations régionales comme autant de compromis entre sécurité et efficacité.
Cette triangulation épistémologique permet de dépasser l’opposition, souvent stérile, entre économicisme et géopolitisation du commerce.
C’est dans ce contexte déjà tendu qu’est survenue, à l’automne 2024, la réélection de Donald Trump. La seconde présidence de l’ancien magnat de l’immobilier a très rapidement confirmé une inflexion stratégique : la diplomatie transactionnelle, déjà perceptible entre 2017 et 2020, a été élevée au rang de doctrine. Par une série de proclamations signées de février 2025, l’administration Trump 2.0 a uniformément fixé à 25 % les droits sur l’acier et l’aluminium, tout en étendant les surtaxes à un large éventail de produits manufacturés. Un ordre exécutif d’avril 2025 a ensuite instauré un tarif plancher de 10 % sur toutes les importations, avec des taux pouvant atteindre 50 % pour les pays considérés comme non réciproques, portant ainsi le tarif moyen effectif au‑delà de 10 %. Les dérogations antérieures concédées au Canada, au Mexique et à l’Union européenne ont été abolies, tandis que les surtaxes spécifiques de la section 301 demeurent appliquées à la Chine. Cette « diplomatie de la tarification » ne se limite pas à l’objectif, classique, de réduction des déficits commerciaux : elle constitue un instrument de coercition visant à remodeler les dépendances et à redéfinir l’architecture des alliances, comme en témoigne la remise en cause partielle du parapluie sécuritaire de l’OTAN et la rhétorique hostile à l’égard des institutions multilatérales.
Parallèlement, la Maison‑Blanche a relancé le thème de la souveraineté énergétique et minière en réactivant le projet, évoqué dès 2019, d’acquérir ou de sécuriser des droits d’exploitation au Groenland, riche en terres rares, et en intensifiant la coopération extractive avec le Canada. Cette orientation nord‑américaine vers l’Arctique, doublée d’une volonté de contrôler l’amont de la transition verte, ouvre un nouveau front de compétition avec l’Union européenne et la Russie pour l’accès aux ressources critiques, tandis que la Chine, premier raffineur mondial de terres rares, voit dans cette stratégie un effort supplémentaire pour la contenir technologiquement. Ainsi, le choc tarifaire américain se double d’un choc géo‑ressources qui reconfigure les priorités diplomatiques des capitales concernées.
Dans les pays du Sud, et singulièrement en Afrique, la redistribution des cartes a des effets contrastés. D’un côté, l’administration Trump, fidèle à son approche transactionnelle, conditionne l’aide publique et l’accès préférentiel au marché américain à l’alignement sur ses positions géopolitiques. De l’autre, la Chine et, dans une moindre mesure, la Russie, exploitent ces fissures pour proposer des partenariats alternatifs, qu’il s’agisse de financement d’infrastructures, de transferts technologiques ou de soutien militaire. Une étude récente souligne que, face à la contraction annoncée de l’aide américaine, les gouvernements africains les plus exposés devront recourir à des sources de financement non traditionnelles, diversifier leurs échanges et adopter des stratégies de substitution aux importations afin de préserver leur souveraineté économique[8]. Cette compétition accrue pour l’influence rappelle que les chocs exogènes – sanitaires, sécuritaires ou commerciaux – sont systématiquement instrumentalisés pour rebattre les cartes de la dépendance et de l’interdépendance.
Au‑delà du jeu des puissances, la guerre tarifaire américaine produit un ralentissement mesurable des échanges mondiaux[9]. Les prévisions de croissance du commerce, déjà revues à la baisse après la pandémie, sont ramenées à 1,7 % et 2,5 % pour l’année 2025 et 2026 successivement[10], un rythme inférieur à celui du PIB global, phénomène qui rompt avec la tendance historique où le commerce progressait deux fois plus vite que la production. Ce tassement, couplé à la volatilité des prix de l’énergie et à la hausse des primes de risque, pèse sur les chaînes de valeur et encourage les entreprises à reconfigurer leurs implantations, privilégiant des juridictions perçues comme politiquement sûres ou alignées sur les standards de sécurité occidentaux. Les pays capables d’offrir à la fois stabilité politique, connectivité logistique et cadres réglementaires compatibles avec les exigences environnementales et sociales des marchés finaux se trouvent, de facto, dans une position avantageuse.
Dans ce concert de mutations, l’analyse de la “stratégie du choc[11]” conserve une pertinence heuristique, mais elle doit être nuancée. D’un côté, la pandémie, la guerre et la vague tarifaire illustrent bel et bien la manière dont des crises successives permettent d’imposer ou de justifier des restructurations économiques profondes, qu’il s’agisse de privatisations, de réallocation des chaînes de valeur ou de mise sous condition de l’accès aux marchés. De l’autre, la thèse d’une instrumentalisation systématique au service d’un programme néolibéral univoque se heurte à la pluralité des réponses observées : en Europe, la crise ukrainienne a conduit à un renforcement de l’intervention publique et à la renaissance d’une politique industrielle européenne, tandis qu’en Chine, l’État a consolidé son contrôle sur des secteurs jugés stratégiques, preuve que la trajectoire d’une crise n’est pas prédéterminée par une doctrine unique. La critique adressée par S. Callens (2009) à la lecture militante de Naomi Klein rappelle opportunément que, loin de déboucher automatiquement sur un désengagement de l’État, certaines catastrophes induisent au contraire un regain de régulation et d’investissement public[12].
Il n’en demeure pas moins que la séquence 2020‑2025 révèle une dynamique de coercition croissante : la politique tarifaire américaine, les sanctions financières occidentales et l’extraterritorialité du droit, d’une part, et la militarisation de l’énergie ou des denrées alimentaires par d’autres acteurs, d’autre part, dessinent un paysage où l’économie n’est plus le domaine d’une coopération mutuellement bénéfique, mais l’extension d’une rivalité de puissance. Dans cet environnement, la notion de « sécurité économique » supplante celle d’« efficience », et les pays qui se montrent incapables de diversifier leurs partenaires, de sécuriser leurs approvisionnements et de maîtriser leurs technologies critiques s’exposent à des chocs récurrents.
In fine, la succession rapide de crises crée un climat d’incertitude permanente, propice à l’érosion des normes multilatérales. Lorsque les règles communes semblent caduques, la tentation est grande pour chaque acteur de maximiser, à court terme, ses gains relatifs, au risque de déclencher une spirale de représailles. Or, l’histoire économique montre que la généralisation du protectionnisme et de la coercition engendre, à moyen terme, une contraction durable de la croissance et un renchérissement des biens essentiels, pénalisant en premier lieu les populations les plus vulnérables. Trois voies méritent dès lors une attention prioritaire : (1) la relance, par étapes, d’une réforme de l’OMC axée sur la majorité qualifiée pour les questions de procédure, afin de sortir du piège du consensus ; (2) la mise en place de mécanismes plurilatéraux de résilience – fonds assurantiels contre les chocs d’approvisionnement, corridors humanitaires pour les matières premières critiques, clauses vertes dans les accords régionaux – ; (3) la constitution de « clubs de durabilité » (climate clubs, réseaux numériques responsables) articulant normes ambitieuses et préférences d’accès au marché. À défaut d’un tel aggiornamento, la « décennie du chaos » pourrait ouvrir la voie à des fragmentations plus profondes encore.
Ainsi se dessine un paysage mondial caractérisé par l’entrelacement de crises sanitaires, sécuritaires et commerciales, chacune servant de catalyseur à la suivante. La pandémie a déclenché la régionalisation des chaînes de valeur ; la guerre en Ukraine a ravivé la géopolitique des ressources ; la présidence Trump 2.0 instrumentalise la politique tarifaire pour redessiner les dépendances. Dans ce cycle de chocs, la question n’est plus de savoir si une nouvelle secousse surviendra, mais de déterminer quelle forme elle prendra et quels acteurs sauront la transformer en levier d’influence. Le défi, pour l’ensemble des États, consiste dès lors à renforcer leur résilience, à diversifier leurs partenariats et à préserver, autant que faire se peut, les maigres espaces de coopération qui subsistent dans un monde toujours plus fragmenté.
[1] Fabry, T., & Tate, G. (2018). Sauver l’organe d’appel de l’OMC ou revenir au Far West commercial ? Policy Brief, IFRI.
[2] Rapatriement des activités productives dans le pays d’origine ;
[3] Délocalisation dans un pays proche géographiquement ou culturellement, réduisant les risques logistiques ;
[4] Localisation dans des États alliés ou politiquement fiables, afin de sécuriser la chaîne de valeur.
[5] Isbell, P. (2025, février). Liberalism and Pan‑Atlantic Regionalism. Policy Center for the New South.
[6] Tooze, A. (2022, 01 Mars). The New Old Cold War with Tooze and Klein [Interview]. ChinaTalk Podcast.
[7] Abrams, E. (2022, 3 Mars). The new Cold War. National Review.
[8] Tapsoba, S. J. (2025, mars). African Macroeconomics under Trump 2.0. Policy Center for the New South.
[9] Hung Tran. (2025, mars). Global Implications of the Tariff War: A Focus on the New South (Policy Brief 17/25). Policy Center for the New South.
[10] IMF. (2025, avril). World Economic Outlook, Chapter 1: Global Prospects and Policies (Table 1.1 – World Trade Volume, goods & services). Washington, DC: IMF.
[11] L’expression renvoie à la thèse de Naomi Klein, selon laquelle des élites néolibérales utilisent les crises pour imposer des réformes impopulaires.
[12] Callens, S. (2009). Naomi Klein, 2008, La stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre [Compte rendu]. Développement durable et territoires, Lectures (2002‑2010).
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